
Dans le contexte actuel de transformation profonde de l’Etat, et au moment où la nouvelle ministre des armées prend ses fonctions, je me permets un petit billet d’humeur sur le sujet de l’innovation technologique de défense, avec en toile de fond l’exemple – non limitatif – de l’intelligence artificielle.
Rappelons tout d’abord que la France a des atouts incontestables dans le domaine de l’innovation. C’est une nation majeure des mathématiques avec 13 médailles Fields décernées à des chercheurs français, elle possède une DGA, une particularité française, composée d’ingénieurs spécialisés dans les domaines de la défense et de l’armement. Elle siège au conseil de sécurité des Nations-Unies et possède une dissuasion nucléaire crédible. Malgré sa taille en regard de nos amis américains, russes ou chinois, la France tient son rang dans le domaine spatial (qui est loin d’être un sport de masse comme l’a montré l’échec du programme spatial brésilien), elle possède le second domaine maritime mondial, elle compte un écosystème dense de start-ups, de PME et de champions industriels, bref, nous ne sommes pas ridicules.

Mais aujourd’hui, l’innovation de défense est faite de ruptures (les nanotechnologies, la fabrication additive, l’internet des objets, …), de convergences, mais aussi de « game changers », d’innovations tellement critiques qu’elles conféreront aux pays qui les détiendront un avantage stratégique majeur. Et il est absolument indispensable de ne pas faire l’impasse sur ces « game changers », comme nous avons pu le faire dans le passé. L’exemple le plus illustratif, c’est le retard du programme français dans le domaine des drones (je ne commenterai pas).
Prenons l’exemple de l’intelligence artificielle qui est particulièrement illustratif. En soi, l’IA n’est pas un domaine nouveau. Les théories à l’origine de l’essor du « Deep Learning » (apprentissage profond automatique permettant à un ordinateur de faire de la reconnaissance vocale, de la reconnaissance faciale, la vision par ordinateur etc…) étaient connues depuis les années 50 (avec des progrès conséquents dans les années 80). Mais ce qui explique la progression exponentielle du domaine aujourd’hui, c’est la convergence entre des capacités de calcul sans commune mesure avec celles de la dernière décennie, une variété de techniques algorithmiques parfaitement explorées et identifiées, des capacités d’ingénierie abouties et une masse de données produites chaque jour permettant un réel essor de l’apprentissage machine. Une convergence permettant aujourd’hui un « big bang » incontestable du domaine.

Or l’IA devient aujourd’hui un sujet stratégique. Aux Etats-Unis, c’est la notion de « third offset strategy» qui met l’accent sur les développements de l’Intelligence artificielle et les ruptures technologiques résultante (autonomisation des drones, robotique en essaim, …)
l’IA est ainsi devenue un outil de sauvegarde de la défense et de la souveraineté, de nature à générer une véritable rupture stratégique. Les avancées militaires liées à ce domaine ont été amplement discutées dans ce blog : capteurs abandonnés intelligents, plates-formes de renseignement, robotique autonome, simulation, etc… Le document « Chocs Futurs » du SGDSN cite explicitement le sujet: « Le système de combat collaboratif, comprenant des composantes pilotées comme des composantes autonomes, bénéficiera d’une capacité d’analyse et d’un délai de réaction sans commune mesure avec un ensemble de systèmes pilotés par des humains. De ce fait, les armées qui disposeront de ces capacités bénéficieront des effets d’une rupture majeure dans l’équilibre des forces. »

Il est donc absolument indispensable, de tenir notre rang dans ce domaine, et d’anticiper la généralisation de l’IA dans les systèmes militaires. Faute de quoi, entre les acteurs transnationaux comme les GAFA (Google Amazon Facebook Apple… mais la liste est bien plus longue) et les pays investissant massivement sur ces technologies, le risque pour la France est de perdre non seulement des parts de marché liées aux technologies du futur mais aussi des pans de son autonomie d’appréciation et d’action en Défense et Sécurité.
En matière d’IA, la France bénéficie de quelques atouts notables comme je l’ai mentionné en introduction. Son système de financement de la recherche et l’excellence des laboratoires de recherche appliquée, notamment en sciences mathématiques et informatiques en font un creuset reconnu d’experts de niveau mondial. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des laboratoires les plus en pointe dans le domaine, celui de Facebook, est implanté à Paris et dirigé par un Français, Yann le Cun.
Le domaine est également tiré par l’essor de l’Internet des Objets, un secteur dans lequel la France est en pointe (comme l’a montré le succès de la présence française FrenchTech au CES de Las Vegas).

Pour que la France puisse développer et conserver son avantage, il faut trouver les moyens d’accélérer la transition entre la recherche académique, encore principalement financée par l’Etat, et l’industrie. Car aujourd’hui, ce sont parfois d’autres acteurs qui puisent dans le réservoir français de compétences issu des investissements étatiques et n’hésitent pas à investir pour financer la continuité du processus de maturation.
Soutenir, accompagner, investir dans la recherche sur l’IA, c’est pouvoir continuer à disposer d’une base industrielle et technologique de défense performante, à la fois pour garantir notre sécurité intérieure, prévenir toute surprise stratégique, mais également pour rester un pays influent dans le monde.
Pourquoi ce billet ? Parce que pour l’instant, même si la DGA lance un programme ambitieux sur le domaine, j’ai un sérieux doute sur la pérennisation des budgets de recherche et d’innovation, à l’heure où 2,7 milliards sont encore gelés. Le risque serait – par exemple pour le domaine de l’IA – de ne vouloir compter que sur le monde civil pour développer cette capacité, qui serait ensuite « adaptée » par les gentils industriels en autofinancement. A cela, deux commentaires.
En premier lieu, les technologies les plus « différenciantes » ont tendance… à être rachetées. A titre d’exemple, voici un graphique qui montre toutes les acquisitions récentes dans le domaine de l’IA par des grands acteurs transnationaux. Autant de technologies « perdues » ou diluées pour le monde de la défense.

Ensuite, la transposition ne peut être simple et directe. Tout n’est pas dual, et c’est bien le rôle des industriels de défense de travailler avec les start-ups, avec les laboratoires, avec la DGA, avec les Forces, pour pouvoir développer une technologie adaptée aux défis capacitaires actuels. Ne faisons pas l’erreur de croire que le monde civil va résoudre les problèmes des militaires: il faut maintenir un effort d’étude, de recherche industrielle, financée par la Défense afin de s’assurer d’aller assez vite, et surtout dans les bonnes directions.

Ne désarmons donc pas, ni dans ce domaine, ni dans d’autres domaines stratégiques comme les armes à énergie dirigée, le calcul et la cryptographie quantique, ou encore l’hypervélocité. Il en va de notre autonomie stratégique, de notre rang dans le monde, mais aussi du maintien de notre base industrielle. La recherche de défense doit être préservée, pour le succès des armes de la France.